Le début d’une grande vadrouille albanaise - Km 5761,3

Et nous voilà cheminant joyeusement sur les routes albanaises. L’Albanie, pays pour nous un peu mystérieux. On en sait pas grand-chose. Quelques récits enthousiastes de copains qui y ont traîné leurs guêtres, une histoire récente complexe, des « quand dira-t-on » sur des pratiques mafieuses et de corruption (sûr que chez nous, en France, tout est parfaitement rose à ce niveau là), des témoignages sur la sympathie et l’accueil des albanais, l’attente impatiente de traverser des paysages époustouflants et d’emprunter des routes en plus ou moins bon état… Tout ça forme un beau bouillon dans nos esprits, propice à la curiosité et à l’envie d’y faire tourner nos roues.


En vadrouille ; en « grande vadrouille », c’est comme ça que notre camarade belge – Lukas – s’est amusé à surnommer notre voyage à 4 bicyclettes. On roule à un rythme paisible afin de profiter au maximum des ambiances qu’on traverse et qu'on laisse nous traverser. Nous tombons sous le charme de la tranquillité des albanais, de leur activité fluide, de leurs allures fières et classieuses. Beaucoup d’hommes dehors, c’est sûr, on est dans une société bien patriarcale ou les hommes semblent avoir le bon rôle... Malgré ça, on sent que ça bouge un petit peu et que l’émancipation féminine pointe le bout de son nez (et de son nombril). Malgré ça, tout laisse à penser que les jeunes générations auront sûrement du pain sur la planche pour faire avancer tout ça. On ressent aussi une grande tolérance, de la solidarité, de l’attention à l’autre, de l’intérêt et de la curiosité pour l’étranger ainsi qu’un très grand sens de l’hospitalité. On en fera l’expérience à de multiples reprises et particulièrement ce soir en demandant à une famille qui travaille dans un champ s’ils connaissent un coin pour poser notre toile de tente. La réponse ne se fait pas attendre et Daniela, étudiante qui parle anglais, nous indique que nous n’aurons pas besoin de notre tente. On dormira dans une chambre, dans la maison et on pourra même prendre une douche ! On partagera un repas délicieux et généreux avec elle et ses parents. Nous sommes marqués et touchés par cet accueil spontané, simple, beau, qui n’attend rien en retour. On échange beaucoup de sourires et on nous installe devant la chaîne de télévision France 24 (ça, on aurait pu s’en passé, mais on apprécie l’attention) et on boit du raki. On savoure de la nourriture au top, « 100% homemade » et on passe une nuit parfaitement reposante. Le matin, après un bon café turc et quelques toasts, on chevauche de nouveau nos bicyclettes, le cœur rempli de tout cet élan de générosité. 

La veille, nous nous étions quittés avec Wynona et Lukas quelques kilomètres avant ce petit village, dans la ville de Lezhë. Eux préfèrent dormir en appartement ou en gîte et nous préférons le bivouac. Chacun sa façon de voyager et on garde notre indépendance à ce niveau là.  On a environ 10 kilomètres « d’avance » sur le couple belge alors on stoppe dans un café au bord de la route. Le soleil nous réchauffe, on est benaise. On capte le WiFi et on sait qu’ils sont en route eux aussi. Le patron nous fait comprendre que nos consommations ont été payées par un autre client… Faleminderit ! Autour de nous, le café est accompagné par le raki (gnôle locale). Nous, préférons garder notre lucidité pour profiter comme il se doit et ne pas finir dans un fossé albanais qui ne sont pas très propres… Comme au Monténégro, pour ce qui est de la gestion des déchets, il faudra repasser. Le recyclage se fait à grands coups de brûlots sur le bord des routes, dégageant une fumée noire qui régale nos petits poumons de cyclistes. Tiens, voilà Wynona et Lukas qui passent sur la route. Ils posent leurs vélos près des nôtres et on prend le temps de papoter un peu. Entre-temps, le bistrot s’est vidé. Même le patron est parti laissant tout en plan. Curieux… On ne peut pas tout comprendre… Nous autres, on repart, heureux de former de nouveau notre petit peloton franco-belge. Sur le bord des routes, tout le monde nous salue avec des sourires sincères et des « hello ! » enjoués. Des enfants courent à côté des vélos et les autres envoient de grands gestes en notre direction. Les voitures et mobylettes qu’on croise donnent toutes des petits coups de klaxon pour nous encourager. C’est cool. 

Il est à noter aussi la prudence et l’attention des véhicules à notre égard. On est toujours prévenu par un petit coup de corne qu’on va être dépassés, et ça, c’est bien appréciable. Il faut dire que même sur les axes notés comme important, la circulation n’est jamais très dense et les véhicules roulent doucement. Tous les albanais ne possèdent pas d’auto, loin de là, et il n’est pas rare de croiser des charrettes tirées par des ânes. Plus nous irons vers l’intérieur des terres, plus ça sera monnaie courante. Il y a 30 ans, personne n’avait la voiture ici.  L’agriculture n’est pas non plus mécanisée et les troupeaux sont gardés par des humains plutôt que par des clôtures électriques. Parfois, un bonhomme pour 3 ou 4 vaches, le cul dans l’herbe, le bâton dans une main et le portable dans l’autre pour les plus jeunes d’entre eux. Beaucoup d’élevage de chèvres, brebis, moutons. 


Ce soir là, on arrive dans la ville de Krujë et son joli château. Il faut y grimper et la fin de l’étape est ardue. On finit par y arriver au terme d’une belle série de lacets à travers la forêt et on s’arrête sur la place de la petite ville pour boire un coup et se ravitailler. Ça fait grand bien de manger après un effort comme ça. Une fois nos esprits et quelques forces reprises, nous nous dirigeons avec nos amis belges vers la citadelle qui offre une vue superbe sur la vallée et sur la ville. Elle, est marquée par le style ottoman avec son bazar et ses fortifications. C’est très chouette et hors-saison, c’est calme. Tout en haut, restaurants et hôtels se sont fait une place de choix au beau milieu de la citadelle. Ici l’ancien et le neuf cohabitent sans trop de soin et de réflexion, si ce n’est sans doute une réflexion économique... Il y a aussi là un musée et on discute un moment avec le gardien dans son bel uniforme ainsi qu’un autre voyageur à vélo français, Thomas, croisé un peu plus tôt dans la ville. Le gardien nous indique qu’on va pouvoir poser nos tentes au sommet de la citadelle ; là sur une tour ! Ça sera gardé pendant la nuit et lui, ça le rassure. Spot de rêve et situation improbable à quelques mètres des installations touristiques (camping, hôtels). On installe donc nos 3 tentes et la citadelle prend des allures de mini camps. On passe une excellente soirée en partageant nos différentes réserves en nourriture pour concocter un bon repas. C’est aussi là l’occasion d’échanger quelques « trucs » culinaires nomades entre nous et de partager les plus savoureuses anecdotes de nos voyages respectifs. 

Toute la soirée et jusqu’au lendemain matin, le gardien viendra s’assurer que tout va bien pour nous. Royal. Camping sauvage avec gardien financé par l’état. Il faut bien être en Albanie pour que ça arrive. On dort bien et le lendemain, après un bon café dans les rues de la vieille ville, on repart tous les 4 en direction de Durrës, sur la côte. L’étape est plutôt cool et on commence par reprendre la route de la veille ; celle qui montait raide à travers la forêt. Eh bien figurez vous que dans l’autre sens, bah ça fait une descente !  Ce qu’on a grimpé en 1h la veille, on le dévale en 10 minutes ce matin ! Distances, temps, durées, longueurs, hauteurs… Tout ça devient naturellement et joliment irrégulier à dos de bicyclette.


Au programme de cette journée, on visera un quartier un peu plus au sud de la ville de Durrës : Golem. Sur la carte, ça nous paraît un peu moins imposant que la grosse ville portuaire. On emprunte beaucoup de petits chemins, des coins absolument sublimes. On est au milieu de rien et au milieu de tout. Parfois, on est rappelé brutalement à la réalité et il nous faut un peu pousser les bicyclettes.

Pause pique-nique dans une entrée de champ. Un peu plus bas, une maison est perdue au milieu des montagnes ; des animaux, un chien qui jappe vigoureusement, des rangées d’oliviers et des gens qui ramassent les olives en sifflant. Ça siffle avec une virtuosité incroyable. On est totalement sous le charme des mélodies rythmées et de la tessiture du siffleur si bien qu’on finit de manger sans causer. On est bien, vraiment très bien. C’est calme et ça vit, on resterait là des heures à ne rien faire. Juste profiter. 

On finit quand même par remonter sur nos bicyclettes, toujours sur des chemins bien cabossés. Ça fatigue les bonhommes et esquinte les vélos. Le porte-bagage de Camille montre de sérieux signes de fatigue alors on rafistole avec des liens en plastique. Ça tiendra le temps que ça tiendra…

Quelques heures plus tard, on se retrouve sur la côte. Le chemin de pierre et de terre s’arrête là d’un seul coup et laisse place à une ville bétonnée. Un peu bouleversant pour nous autres qui papillonnaient quelques instants plus tôt, le cul dans l’herbe et le ciboulot bercé par la poésie environnante. Là, c’est pas vraiment beau ; les immeubles, les terrasses, l’autoroute, les supermarchés… Pour digérer ce changement brutal et marquer la fin de l’étape, on se pose à la terrasse d’un bistrot sur le front de mer. Wynona et Lukas en profite pour chercher une location pour la soirée et trouve très rapidement car tout ici est vide. De notre côté, on aime bien dormir sous notre toile de tente, ça nous semble plus propice à rencontrer les gens et ça provoque bien souvent des situations sympathiques. Bon, ce soir, vous vous en doutez, ça ne va pas être simple. Imaginez vous au bord de cette grosse station balnéaire bétonnée, vue sur de laides terrasses aux parasols bien alignées, des barres d’immeubles derrière nous, cherchant à planter notre guitoune… Pas gagné, mais on est en Albanie, alors on demande à la première personne venue s’il imagine quelque-chose pour nous… « Pas de problème. Installez vous où vous voulez et bienvenus en Albanie ». L’homme passe même un coup de fil à la police pour savoir si, avec le nouveau couvre-feu instauré depuis quelques jours, ça ne pose pas de problème. La réponse n’est pas très claire, mais toujours est-il qu’on se retrouve sur la plage avec le toit d’un petit bar fermé au-dessus de la tête. On est face à la mer, on a même bancs et chaises à disposition. Le type qui nous y emmène parle un sacré bon français, fruit de quelques années passées dans une prison belge ! Comme quoi, y’a pas de mauvaise école. Nous, on n’est pas jugeant et cet emplacement de bivouac nous va parfaitement. La nuit se passe bien, à peine dérangés par les quelques chiens errants qui peuplent la plage. 


Le lendemain – 14 novembre / jour 98 / à peu près 5600 bornes au compteur – on poursuit tous les deux notre descente vers le sud. Wynona et Lukas restent ici une journée pour récupérer des efforts de la veille. On traverse la réserve naturelle autour de Divjakë. Nous décidons de prendre la route principale et par cette décision, on ne profitera pas tellement de la richesse du parc. Mais ça, c’est pas grave, car ce voyage nous apprend que n’importe où on roule, il y a toujours des choses, des gens, des situations à découvrir et le plaisir reste intact sur cette route droite et longue. Au loin, on aperçoit le très beau Laguna e Karavastasë. Nous traversons tout un tas de petits villages aux noms rigolos : Xeng, Mizë (prononcer le « ë » [a]), Zharnac (spéciale dédicace à Jojo), Kryekuq, etc. Y’a plein de gens, c’est super et on adore ça nous les gens. 

À Kryekuq, on décide de chercher un endroit pour dormir. Une fillette un peu timide sur le bord de la route nous indique un grand bâtiment rectangulaire et d’un violet éclatant qui se dégage au loin dans le village. C’est l’école. On comprend qu’on peut y passer la nuit. Un peu plus loin, un jeune homme qui parle un meilleur anglais nous confirme qu’on peut s’y installer sans souci. Avant ça, il nous emmènera dans le jardin de ses parents pour qu’on fasse le plein de fruits et qu’on remplisse nos réserves d’eau.

On installera donc notre tente derrière le grand bâtiment rectangulaire violet. On s’équipe comme des apiculteurs, bonnet enfoncé et cache col remonté jusqu’aux yeux, gants enfilés et chaussettes sur le pantalon. Froid ? Non, moustiques ! On arrive habilement à ne pas trop se faire piquer. Niveau campement, ça y est, tout est installé. On est discret, prêt à passer une bonne nuit. C’est le moment que choisi un bonhomme pour débarquer d'on ne sait pas trop où. Il se plante là et se gratte la tête en regardant notre tente. Au début, il ne dit rien. Puis il commence à secouer la tête pour dire que ça ne va pas… Il regarde les vélos et à force de gestes, de mimes et de sons, on comprend qu’il est le gardien de l’école et qu’il n’est pas rassuré pour nous et nos vélos. Pourtant autour, tout semble très calme. Il a contacté le directeur de l’école qui devrait rappeler sous quelques minutes. Entre-temps, il nous fait démonter notre tente, la déplacer de 10 mètres sous les fenêtres d’une salle de cours qu’il laissera allumée toute la nuit pour éclairer nos vélos. Il pourra ainsi y jeter un coup d’œil durant la nuit. On a beau lui dire que ce n’est pas la peine d’en faire tant, rien à faire. Niveau écologie et discrétion, on n’est pas vraiment au top, mais bon. Le téléphone sonne, c’est le directeur. Je prends le téléphone et j’entends une voix qui parle français à l’autre bout. Ça devient tout de suite un peu plus facile de se comprendre. Pas de problème pour rester ici. Lui, il viendra demain matin à 8h pour prendre un café avec nous, parler français et nous faire visiter son école. Il a l’air très enthousiaste. Je raccroche, l’homme s’en va, on mange notre soupe et nos pâtes et on s’endort tranquillement illuminés par les fenêtres de l’instruction albanaise.

Le lendemain matin, on se réveille de bonne heure et on s’installe devant l’école sur le terrain de sport pour attendre le directeur. À peine 10 minutes qu’on est assis là et une femme arrive avec des byreks et deux petites bouteilles de lait de chèvre. Mmmmmmh, c’est bon ! On dévore tout ça sous les regards amusés des passants. Il faut dire qu’on a du mal à passer inaperçus. Le village n’a pas l’air habitué à voir passer des touristes et nos tenues de cyclistes ajoutent au côté extraterrestre. Nous, on s’y est habitué et on se prélasse au soleil lorsque le directeur arrive dans sa Mercedes break. Il nous salue joyeusement. On visite l’école. Il nous parle rapidement des dates-clés de l’histoire officielle  albanaise et on file au café. La discussion vient surtout de lui et il n’est pas facile d’en placer une. Dès qu’on essaie de poser une question sur la culture ou le mode de vie albanais, il se met à blablater sur lui. Son parcours, sa famille, et cetera. On ne prolongera pas plus que ça notre rencontre et on grimpe sur nos bicyclettes en nous décidant à partir vers l’intérieur des terres.

Nous passons rapidement par la ville de Lushnjë où l’on profite d’une belle énergie. La vie y semble paisible, les hommes, comme dans de nombreuses villes, jouent aux dominos ou aux échecs dans la rue. Beaucoup de jeunes étudiants à la démarche vive profitent du soleil. 

À la sortie de la ville, on prend la direction de Berat, mais on décide de s’arrêter un peu avant. Au bord d’un chemin de gravier, on demande à une famille qui ne parle pas un mot d’anglais si on peut s’installer ici pour la nuit. Au bout d’un moment, on parvient à se comprendre et on posera la tente dans un coin du potager du grand-père. La soirée est très réchauffée par un grand feu et la présence des 4 jeunes de la famille. On nous apporte des fruits, du poisson grillé délicieux et des citrons. On se régale et on passe une soirée pleine d’émotion. Le lendemain, on rejoindra Berat à quelques kilomètres de là. 


Jour 101 du voyage. On passe une bonne partie de la journée sur les terrasses et les bancs des jardins publics de Berat. Avant ça, on avait bravement escaladé les rues pavées et visité la vieille ville en hissant nos bicyclettes en haut de la citadelle. Le temps passant et la journée aussi, on décide de poser nos bagages dans une auberge de jeunesse de la ville. On y restera 2 nuits pour se reposer et s’imprégner un peu plus de la vie de la cité. Ça fait grand bien et on a l’agréable surprise de voir débarquer, le lendemain, Lukas et Wynona. Ils arrivent dans la soirée après une bonne journée de bicyclette et s’installent dans la même auberge que nous. On passera une bonne soirée tous les quatre, profitant des bars, de quelques rencontres turco-albanaise et de la tranquillité automnale de la ville.

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